• "Le Repas du Paysan", TABLEAU DE LOUIS LE NAIN, REPRESENTATIF D'UNE REALITE MATERIELLE ET SOCIALE DE LA FRANCE DU 17è ?

     

    La culture matérielle ou l’histoire du quotidien des temps passés est devenue indispensable pour comprendre une époque.  

    Comme l'a rappelé Fernand Braudel  "la vie matérielle ce sont des hommes et des choses, des choses et des hommes". Outre les grands événements politiques, la compréhension de la société de la France moderne passe par le rapport de l’homme aux objets et on se situe au carrefour  du  social, de l'économique,  du culturel, mais aussi du technique...

    J'ai eu la chance en 3ème année de licence d'histoire de suivre un cours sur l'histoire de la culture matérielle en France de la fin du Moyen-Age au XIXè siècle.  Habituellement, l'histoire se focalise sur les préoccupations religieuses ou politiques de la France moderne alors que pour ces hommes et femmes les préoccupations quotidiennes étaient plus concrètes : la nourriture, le logement, les vêtements... cette culture matérielle permet d'aller au plus près  de ce qu'ils vivaient et de la perception qu'ils avaient de certaines choses : sensibilité au froid, à l'ombre et la lumière, aux odeurs etc. , culture matérielle et anthropologie matérielle sont intimement liées. L'histoire de la culture matérielle est une branche de l'Histoire relativement récente et elle ne prend son sens qu'à travers ses liens avec les autres branches de la recherche historique.  Elle s'appuie sur des sources les plus diverses : lettres, inventaires après-décès, les objets conservés, dans les musées littérature et iconographie, avec notamment la peinture, les gravures. 

    Les frères Le Nain ont produit une série de tableaux sur le monde paysan de Picardie : leur région natale (plus précisément celle de Laon). Antoine, Louis et Mathieu Le Nain ont mené une carrière brillante dans le Paris de Louis XIII (1610-1643).  Ils sont nés à Laon, à une date inconnue. Ils sont décédés parisiens. Les deux aînés sont morts en 1648,  probablement de la peste. Mathieu est décédé en 1677.  Ils quittent leur Picardie natale pour la capitale dans les années 1620 et s’installent dans le Faubourg Saint-Germain-des-Prés, dans la paroisse Saint-Sulpice,  où résident de nombreux  artistes.

    Un de leurs tableaux est précisément daté : c'est le Repas de paysans, de 1642 (le titre, lui, a été inventé au XIXè siècle) , une huile sur toile (H. : 0,97 m. ; L. : 1,22 m) réalisée par Louis Le Nain.  En renvoyant à la peinture, on aborde le domaine particulier de la création artistique, et on doit garder à l'esprit que ce tableau est l'interprétation de l'artiste mais est-il représentatif d'une réalité ? Ce tableau en est un parfait exemple, on peut faire beaucoup d'observations précises sur le mobilier, les vêtements...

    Dans quelle mesure est-il représentatif d'une réalité matérielle et sociale de la France du XVIIè siècle ? Représente-t-il une réalité observée ou une réalité repensée par Louis Le Nain ?

     

    Contexte historique

    Cette scène se serait déroulée en 1642 pendant le règne de Louis XIII (1617-1643), règne marqué par la Guerre de Trente Ans,  une série de conflits armés qui a déchiré l’Europe de 1618 à 1648 et a ravivé les conflits entre Catholiques et Protestants.

    Le XVIIè siècle est un siècle de grand déclin démographique, marqué par de nombreuses épidémies comme la variole, le typhus, la tiphoïde, la dysenterie, la peste...

     

    Description et interprétation

    Le lieu - les objets

    A première vue, la scène est on ne peut plus réaliste. Elle se passe dans la pièce principale d'un intérieur paysan. Le sol est en terre battue, les murs sont plâtrés et blanchis ou simplement passés à la chaux, typique d'un intérieur paysan. Au premier plan, 4 adultes et 3 enfants en train de prendre un repas. L'existence s'organise autour de deux pôles : la cheminée à gauche, et le lit, que l'on peut voir au fond à droite. La cheminée sert au chauffage, à la cuisine  et à l'éclairage.

    C'est donc,  probablement, l'unique pièce puisqu'elle abrite le sommeil, la cuisson des aliments, les repas, les veillées des longues soirées d'hiver autour du feu. 

    Cette scène montre une coexistence de meubles  plutôt cossus, comme le lit, et d'autres plus rudimentaires comme les sièges, tabouret, planche sur une barrique servant de banc, et une planche reposant sur des tréteaux servant de table... le fait de "mettre la table" signifiait le déplacement de cette planche et les supports au lieu du repas.  La table est rare en milieu rural jusqu'au milieu du XVIIè siècle. En ville, elle peut être plus ancienne, en tout cas elle est banale aux XVIIIè siècle, mais elle demeure souvent pliante, donc mobile.

    Le lit, quant à lui, constitue le mobilier principal et est le premier investissement qu'on fait. C'est l'élément le plus onéreux dans les inventaires (au moins 50 livres, 200-300 livres dans les familles les plus aisées). A Paris, aux XVIIè et XVIIIè, 75% des lits, sont à colonnes garni d'une parure textile : garniture de rideaux, ciel d'étoffe  comme celui représenté par Louis Le Nain, mais est beaucoup plus rare dans un intérieur paysan.  En fait, le lit constitue le meilleur révélateur social des propriétaires (avec la taille et l'apparence de la maison), ce qui prouve qu'il n'est pas seulement un objet de confort mais aussi un objet de prestige.

    Le lit protège du froid, c'est le lieux privilégié du repos et le symbole de la vie conjugale, il est aussi doté d'une forte valeur : lieu où l'on naît et bien souvent où l'on meurt. Les rideaux, ciel d'étoffe qui l'entourent, comme celui du tableau,  sont souvent verts, couleur qui renvoie au renouveau de la nature, au printemps, par extension à la fécondité, à l'espérance.

     La barrique sur laquelle est posé le "banc" fait référence aux systèmes de rangement utilisés à l'époque : coffres, huches, maies, barriques... conviennent pour les aliments comme pour les réserves en grains, en liquides, comme pour les vêtements. Ces modes de rangements ont des caractéristiques communes : la première, sans revenir sur la mobilité est l'absence de tri et de classement, accompagnée du recours à l'empilement. Il convient lorsqu'il y a peu à ranger, ce qui est le cas dans cette économie de la rareté, jusqu'au XVIIIè siècle. Il convient aussi au manque de place.

    Il en va de même des objets :  le  pot de terre cuite contraste avec les verres.  Le verre de vin  n'est pas invraisemblable, il y avait une des toutes premières verrerie dans la région de Laon,  celle-ci produisait un vin médiocre, comme beaucoup de régions du nord de la France. 

    Un détail attire mon attention , une fenêtre à l'arrière plan. Elle est de petite taille ce qui est courant à l'époque. En effet,  pour protéger du froid, on limite les ouvertures  et on les fait plus petite, ce qui explique la relative pénombre de l'intérieur . Cela vaut pour toutes les catégories sociales. En revanche, cette fenêtre est  luxueuse : petits carreaux de verre (on ne sait pas en faire de grands avant le XVIIIè siècle) garnis de plomb, fermée par un volet de bois.  Dans les inventaires paysans il n'est pas fait référence à du verre mais un châssis de toile ou un parchemin huilé. 

    Les objets du quotidien, les meubles possédés avaient un rôle à jouer dans la traduction concrète des hiérarchies sociales.  Tout laisse donc plutôt penser qu'il s'agit d'une famille d'un statut social intermédiaire. 

     

     Les personnages

     On voit 7 personnages – l’un avec un col blanc, fermé, vêtements soignés, cheveux, barbes et moustaches coupées "à la royale", à la mode à l'époque ; derrière son fils, même vêtement joue du violon, un instrument qui n’était pas rare en milieu rural ainsi que l’attestent de nombreux de récits consacrés à des fêtes paysannes.... A en juger par ses vêtements et à sa manière de tenir son verre (il possède, de plus, un couteau) on en déduit que c'est un paysan aisé.

    Le personnage dans la partie gauche du tableau est sans doute le propriétaire des lieux : il porte des vêtements simples, en toile peu déchiré sauf aux genoux. Des souliers, sa femme à coté porte une robe de serge rouge, une chemise blanche à large col recouvrant ses épaules, un petit couvre-chef blanc dissimulant les cheveux. A noter que le rouge est une couleur vive qui à l'époque est réservée à l'aristocratie ou à la bourgeoisie qui veut se démarquer, car ils sont fortunés.  Cette femme est réservée, elle est dans une position d'infériorité, elle se tient derrière son mari, a les yeux baissés. Elle illustre la femme du XVIIè siècle, qui est sous l'autorité de son mari, et qui est avant tout une mère, une épouse qui sait s'occuper de sa maison.  On peut donc supposer que les hôtes sont des paysans aisés. 

    A droite, en revanche, s'est installé un homme plus pauvre comme en témoigne ses pieds nus,  ses vêtements déchirés et son visage marqué , fatigué. Il a son  chapeau posé sur ses genoux. 

    A chaque homme on peut associer l'un des enfants qui se tiennent en retrait derrière. Mais l'importance des enfants auprès de leurs parents montre que le noyau familial est primordial tout comme le lien père/fils. Les enfants entourent aussi l'autorité parentale qui est le symbole majeur puisque c'est le père qui a une influence éducative et professionnelle sur les enfants. L'animal de compagnie a aussi toute son importance dans une maison. Le chien est un animal très présent à cette époque, il est très utile, car comme le chat il peut poursuivre les rongeurs. 

    Qui sont ces 3 hommes ? C'est probablement un manouvrier, à droite, à gauche un paysan qui possède la charrue au service du personnage central, un marchand laboureur qui peut habiter en ville. La scène commence à sembler moins réaliste et à intriguer. Qu'est-ce qui peut pousser des gens si différents à se retrouver pour prendre une collation comprenant du pain et du vin ?

     

     

    On peut voir dans cette scène une référence religieuse à travers la présence du pain et du vin. Base de l’alimentation à l’époque, ces deux aliments sont aussi des symboles eucharistiques : ils rappellent au chrétien la présence de Jésus en référence au dernier repas du Christ et des Apôtres.  Plusieurs interprétations sont possibles : On peut y voir une allégorie religieuse témoignant de la charité chrétienne... pourquoi pas ?

    Les années 1640 sont touchées par des mauvaises récoltes, hausses des prix, des bandes d’errants et de vagabonds (soldats licenciés, paysans sans terre…) parcourent la campagne et la hausse de la fiscalité pour les guerres contre les Habsbourg. Le tableau témoigne de la réponse de l’Eglise : aidez les pauvres. Saint Vincent de Paul, est proche du curé Olier curé de Saint-Sulpice là où travaillent les frères Le Nain (quartier Saint-Germain en face du Louvre).  Cette attitude s’oppose à l’enfermement des pauvres, les villes doivent gérer des fondations charitables… « La mendicité et l’oisiveté comme les sources de tous les désordres » (édit de création de l’hôpital général en 1656). L'artiste s’inscrit dans une démarche fréquente au XVIIe siècle, celle de rechercher dans la réalité un support à une réflexion religieuse.

    Je vois  une mise en scène, Louis Le Nain n'a pas cherché à nous faire entrer à l'improviste dans cette maison. Cette scène est même incompréhensible puisqu'elle semble éloignée de la réalité, de la vie quotidienne des paysans au XVIIè.  Elle est certes fondée sur l’observation de la vie quotidienne paysanne de l’époque, mais c'est une réinterprétation de la réalité, et non une imitation directe. Pour quelle raison représenter une telle scène ? N'oublions pas que les frères Le Nain, comme leurs confrères, travaillent en répondant à des commandes de bourgeois qui, attirés par les genres de peinture à la mode dans les Pays-Bas de l'époque, recréent les types sociaux qui leur plaisent, et qui ne sont pas nécessairement ceux de la réalité. 

    Il faut donc beaucoup de prudence dans ce travail de décryptage de telles sources.  C'est là que l'historien doit faire appel à toutes les branches de l'Histoire et surtout de l'histoire de la culture matérielle pour percer le mystère de l'oeuvre.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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